En annonçant les paramètres de la consultation publique que la Commission Bouchard-Taylor tiendra cet automne (2007), il a été précisé que les travaux ne se limiteraient pas à la question des «accommodements raisonnables», mais embrasseraient largement la question du «modèle d’intégration socioculturelle», l’interculturalisme, la laïcité et, globalement, la question de la diversité. Un choix de perspective plutôt sage pour éviter certains écueils – d’ailleurs, il ne faut pas négliger que «la majorité des demandes d’accommodements ne sont pas formulées par des immigrants». Plus les travaux de la Commission avancent, plus il me semble qu’il s’agit là, sur le fond, de l’expérience d’une variante particulière d’un horizon classique en philosophie : celui de la toujours-difficile reconnaissance/compréhension de la valeur du Différent et de «l’autre pensée» qui, pour autant, ne nie pas en même temps une exigence de véracité ou d’universalité, sans quoi toute interrogation fondamentale tombe à plat – autant dans l’univers du sens et des valeurs que sur la question de l’identité humaine et sociale.
Osons ici quelques mots sur ce délicat sujet :
Suivant l’agenda setting médiatique, la Commission a donc été ramenée à l’avant-plan dans la dernière semaine. Outre l’annonce entourant les paramètres de la consultation publique, l’enjeu a aussi été souligné au travers d’une composante à la démarche, qu’on retrouve condensée sous le titre «Bouchard à court d’arguments pro-diversité». À ce sujet, ce passage dudit article a notamment retenu mon attention:
«M. Bouchard estime que «nous, les intellectuels, on a mal fait notre travail», depuis une décennie au moins. «On a posé et on a postulé que la diversité était bonne et enrichissante pour le Québec sur le plan culturel. Mais on ne l’a pas démontré avec les études nécessaires. Nous étions certains que personne ne voudrait soutenir la position contraire», admet-il.» (source)
en faisant référence à la question de savoir
«comment arriveront-ils, Charles Taylor et lui, à «déconstruire» les discours fréquents, qu’il présente ainsi: «C’est bien plus simple quand on est tous pareils. Il est alors plus facile de prendre des décisions car les débats sont plus rapides, les gens partageant les mêmes codes.»» (source)
Cependant, j’accroche un peu en ce qui concerne «les études». L’existence de réflexions de fond, si, c’est précieux pour un tel dialogue, ça alimente la pensée, mais «des études» sur le sujet, de quelle nature peuvent-elles être?… Bien sûr, l’évocation de cette absence d’études est tout à fait compréhensible dans le contexte où, la journée d’avant, on a mentionné en première page du Devoir l’étude controversée du sociologue Robert Putnam, tendant précisément vers la position contraire. Mais on peut néanmoins se demander à quoi serviraient véritablement ces «études» dans le cadre des consultations ? (Et cela, pour peu que l’évaluation de «la diversité» (c’est-à-dire?) et ses impacts soient quantifiables «sur le plan culturel», par contraste avec ce qu’il peut en être sur le plan économique…) D’ailleurs, les co-présidents de la Commission ont déjà mentionné que si des expertises universitaires étaient nécessaires au sein des groupes de réflexions afin d’éclairer les débats, ils sont conscients qu’il y a un danger à cela et qu’il y a un défi à ce que le tout ne se situe pas à un niveau trop universitaire et favorise une ouverture des débats à la population la plus large et la plus diversifiée possible.
S’il importe bien sûr d’être attentif aux données que peuvent livrer les sciences humaines et sociales à ce sujet, il y a assurément dans ces débats des questionnements relevant plus largement de l’univers des valeurs, du sens et de l’identité (tant humaine que sociale) qui, par nature, sont des questionnements échappant aux domaines pouvant véritablement être couverts par des travaux de nature «scientifique». Or, pour le dire platement, il faut bien reconnaître que pour discuter sereinement de diversité, il vaut mieux être familier avec des conceptions étrangères à nos propres idées et croyances, sans quoi l’évaluation de la place et de la valeur de la diversité risque d’être caricaturale. Il faut un contact avec l’articulation d’autres univers de pensée, et c’est pourquoi je faisais référence à la toujours-difficile question de la tension vivante entre diversité et exigence d’universalité, comme horizon (ou difficulté!) classique en philosophie. Car un écueil possible est bien le risque d’une simpliste polarisation tolérant/intolérant – des notions dont l’évocation n’est peut-être pas une bonne idée. À propos de cet écueil, j’ai d’ailleurs fait, dans un autre contexte, état de la tension/opposition qu’on peut rencontrer entre l’attitude de tolérance et l’attitude de «tolérationnisme» – qui a des conséquences tangibles… Je ne vais pas reprendre ici, mais ça me semble être une considération non négligeable pour la suite des choses. Qui plus est, lors d’une entrevue, Gérard Bouchard et Charles Taylor mentionnaient justement qu’«intolérance» et «racisme» n’étaient pas les bons termes pour parler des malaises «importants» et des angoisses identitaires, qui sont bien présents dans les questionnements actuels sur la diversité.
Face à ces écueils, le vide réflexif «d’une décennie au moins» sur le sujet, évoqué par M. Bouchard, constituera sans doute une épreuve supplémentaire à tenter de surmonter. Simplement dit en passant, quoique ce ne soit pas pour autant anodin, dans ces conditions, j’ai de la difficulté à ne pas songer que le défunt cours collégial de philosophie dédié aux diverses «Conceptions du monde», aboli lors de la «Réforme Robillard» de 1993 (en même temps d’ailleurs qu’a aussi été retiré du cursus collégial la composante qui autrefois initiait à la philosophie politique et que le devis ministériel du cours d’éthique a tant qu’à lui été résolument réorienté vers l’exercice d’une profession) aurait pu être drôlement utile. Utile, dans le sens noble du terme.
Enfin, bref. Pour le présent, c’est tout un défi qui attend la Commission, afin d’éviter les écueils mentionnés. Et, il faut bien le dire aussi, afin d’éviter de ne s’avérer être, auprès de la population, que beaucoup de bruit pour rien, puisqu’on peut avoir des doutes sur les résultats d’une approche directe de «conversion» de qui que ce soit, à plus forte raison quant à une «révélation» de la Vérité à coups «d’études» sur ce sujet ; et qu’en revanche le temps dont dispose la Commission pour les échanges est fort limité – à plus forte raison, l’individuation des dialogues étant bien sûr alors impensable. C’est peut-être un peu triste à dire, mais on ne peut pas s’attendre non plus à ce que le cadre de cette Commission puisse remplacer, non pas de «l’information», mais une «formation» de soi – ce qui est par définition quelque chose de long et délicat. Par contre, l’agenda setting suscité par cette Commission, dont on ne manquera pas de réentendre parler au cours des prochains mois, favorisera peut-être, peut-être, l’amorce de quelques démarches réflexives, qui elles, auront peut-être un plus profond enracinement.
Le monde est perpétuellement à refaire.
Espérons Sisyphe heureux.
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(Serendipity) :
Afin d’apporter une modeste aide à une traductrice chez une maison d’édition française, j’ai identifié la source précise de quelques citations de Maurice Merleau-Ponty (l’auteur en question, le citant, est Edward W. Saïd…). En parcourant les œuvres de Merleau-Ponty pour ce faire, je suis alors retombé sur ces quelques mots prenant un sens intéressant en les circonstances : «La vie personnelle, l’expression, la connaissance et l’histoire avancent obliquement, et non pas droit vers des fins ou vers des concepts. Ce qu’on cherche trop délibérément, on ne l’obtient pas, et les idées, les valeurs ne manquent pas, au contraire, à celui qui a su dans sa vie méditante en délivrer la source spontanée.» (Signes, p. 104)
Pour que la Commission puisse vraiment jouer un rôle de ‘raccordement’, il faudrait que, parallèlement et successivement à ses travaux, les médias et les milieux de l’éducation emboîtent le pas. Or, si on se fie à ce qui se passe actuellement avec la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (qui font pourtant partie intégrante de notre identité), on ne peut malheureusement pas tellement compter là -dessus…
Bonjour Jean,
Judicieuse remarque. Je ne suis pas des plus optimiste quant au pouvoir réel de «raccordement» de la Commission, d’autant plus qu’en ce qui concerne l’éducation, il aurait été préférable d’avoir davantage d’espace de travail en amont, sans quoi collé à l’immédiat il y a un risque de se transformer en «police de la pensée». C’est d’ailleurs pour cela qu’au passage je me suis permis d’évoquer certaines des coupures et réorientations lors de la réforme collégiale de 1993. Je n’imagine bien sûr pas de cause à effet entre les deux, puisque la problématique ayant suscité l’établissement de la Commission est aussi vécue ailleurs, mais il y a un poids à assumer qui accompagne le vide laissé. La marge de manœuvre restante est plutôt restreinte et on ne se cachera pas qu’en éducation, l’idéale «ouverture à la société» se traduit souvent par «ouverture aux besoins du marché du travail». Un peu comme l’articulation des idéaux politiques est engluée avec la «realpolitik» et ses conditions de possibilité, l’éducation trouve son souffle en fonction de l’air [et de l’aire] qu’on lui laisse. C’est donc dire qu’il est bien possible que le travail de la Commission soit surtout cosmétique.
Je trouve par ailleurs intéressant le parallèle avec la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois…
Je mentionne au passage que sur son blogue, Joseph Facal* vient de mettre en ligne un texte méritant d’être médité, au sujet de ce qui entoure la Commission Bouchard-Taylor: «Le mépris thérapeutique».
Quelques autres éléments et liens :
D’abord, Mario Asselin ajoute une perspective intéressante aux développements (et dérapages) récents.
Quant à un autre des multiples aspects du sujet, la question de la diversité ayant une dimension sociale, il n’est pas négligeable de par ailleurs se rappeler la complexité juridico-politique dans laquelle baigne la culture au Québec.
La Charte québécoise des droits et libertés a été adoptée le 27 juin 1975 par l’Assemblée nationale du Québec. La Charte de la langue française (la loi 101) a été adoptée, toujours par l’Assemblée nationale du Québec, le 26 août 1977. Et puis s’ajouta la Charte canadienne des droits et libertés, qui fut adoptée en 1982, au niveau fédéral, par la Chambre des communes. Leurs origines ont périodiquement fait l’objet de débats.
Dans un texte publié aujourd’hui dans Le Devoir, François-Xavier Simard mentionne que:
Par ricochet, le texte de Danic Parenteau intitulé «Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles – Pourquoi un tel débat au Québec?» offre un élément complémentaire intéressant pour mieux saisir l’impact de cette double juridiction, dont les effets ne sont pas que juridiques. Ainsi, il rappelle:
À cela s’ajoute qu’en regard de la diversité, le Canada préconise les tendances philosophico-politiques du «multiculturalisme» (Pierre-Elliot Trudeau, 1971, pour la première politique canadienne en ce sens), alors que le Québec préconise quant à lui les tendances philosophico-politiques de «l’interculturalisme»*…
Or – et ce peu importe quel que soient nos opinions politiques – juridiquement parlant, un citoyen vivant au Québec (qu’il y soit depuis longtemps ou non) est tout autant canadien que québécois – avec les deux systèmes de tribunaux… Nous sommes dans l’un et dans l’autre – Nous sommes à l’un et à l’autre – Nous sommes l’un et l’autre. Sous cet aspect, semble-t-il du moins.
Le rapport final de la Commission Bouchard-Taylor :
http://www.ccpardc.qc.ca/documentation/rapports/rapport-final-integral-fr.pdf