« Répéterons-nous les instants uniques que l’on rate pendant qu’on y est plongé et après lesquels on court ensuite?  Je suis inquiet.  Qu’est-ce donc qui fait le souvenir autrement que ce qu’il a été?  Je me souviens mieux maintenant.  Beaucoup mieux.  C’était à l’automne.  Nous étions allés voir partir les oies blanches, nous qui nous apprêtions à rester là.  Toute la journée j’avais eu mal à l’estomac, puis mal à la tête.  Nous avions eu des mots.  Une horrible journée.  En fin d’après-midi, le soleil couchant avait teint les oies en orange.  Une brise de terre s’était levée, remuant les roseaux déjà ensommeillés.  D’un seul coup, plusieurs milliers d’oiseaux s’élevèrent dans l’air bleu, qui vibra d’un immense cri.  Moi, je ne pensais qu’à repartir et à retourner me coucher.

Mais je me souviens aussi.  L’année suivante, ou peut-être une autre.  Nous étions de nouveau allé voir les oies, qui repartaient encore et qui, entre-temps, avaient bien dû revenir.  À moins que ce ne fut pas les mêmes.  C’était pourtant le même après-midi, indéniablement.  Il y avait là le même soleil rasant, la même petite brise.  Les oies quittèrent le sol au même instant, dans le même cri.  En cette stase précise de l’espace et du temps, mon souvenir était revenu, tout à fait lavé de mes indispositions d’alors, transformé et pourtant parfaitement identique à ce présent.  Une coïncidence par-dessus la contingence spatio-temporelle.  J’avais beaucoup pleuré.  Mon bonheur, alors, était bien loin de moi.

 


Comment peut-on ressentir de la tristesse ou de la mélancolie au souvenir d’une chose qui nous avait alors laissé dans une totale indifférence?

 


J’ai beaucoup réfléchi au souvenir.  Il tient uniquement au fait d’avoir été, et de l’avoir été parce qu’on y était.  Peu importe quel sentiment nous habitait alors, ou même, peut-être, s’il y en avait un.  Je me rappelle avec une joie ineffable cette angoisse adolescente, au sein de laquelle le noir impénétrable de la nuit m’était apparu comme le gouffre même de la vie, puis encore des ailes du vent qui transportent un accord de guitare, de l’éclat bleu de la neige caressée par la lune ou de l’odeur du gasoil que boivent les trains.  L’émotion qui, à l’origine, s’était unie à ce dont on se souvient, est indifférente, car le souvenir lui-même n’est d’abord que ça, une émotion.  Voilà la grande énigme.  Telle est la grandeur de notre essence, mais aussi le calice de notre condition.  Le souvenir est toujours une émotion que l’on est occupé à vivre dans le présent.  Et pourtant, on continue de croire qu’il faille aller le rejoindre dans le passé.  C’est tout à fait désespérant. »

 


Yvon Corbeil, Le vieux qui grinchait

 

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« Est-ce alors que ma vie s’est brisée?  Peut-être qu’elle l’était bien avant.  Peut-être l’a-t-elle toujours été.  Ma vie brisée a-t-elle causée cette rupture dans l’amour que je savais te porter ou si, au contraire, celle-ci a rompu ce qui, chez moi, pouvait tenir lieu d’amarres?  L’ennui, avec la causalité, c’est qu’elle ne fonctionne qu’au billard.  Et encore, il faut volontairement s’abstenir de tenir compte des motifs qui ont poussé le joueur à vouloir tenir la queue.

 

Lorsque les souvenirs reviennent hanter la maison, c’est qu’ils protestent de ce que l’on est pas en train d’en aménager de nouveaux.  Il faut fuir, toujours.  C’est la seule façon de leur échapper.  Il n’y a pas plus de souvenirs lorsqu’on est vieux que lorsqu’on est jeune.  Le souvenir est un mode d’être, non pas un classeur d’archives.  Ce qui change, avec la vieillesse qui s’installe, c’est la possibilité de plus en plus réduite de prendre la fuite.

 

Et pourtant, ah! ce qu’ils peuvent parfois bien nous bercer, les souvenirs. »

Yvon Corbeil, Le vieux qui grinchait

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« Rares sont ceux qui parviennent à comprendre quelque chose à ce qu’ils voient.  Encore plus rares sont ceux qui parviennent à comprendre quelque chose à ce par quoi ils voient. »

Yvon Corbeil, Système philosophique complet (à assembler soi-même) [MAJ du lien]