Il y a quelques jours, l’Encyclopédie de l’Agora a publié un article de fond sur Wikipédia (un article signé Marc Foglia et Chang Wa Huynh) – je me rapporte ici à la version du 20 mai 2006.  Puis a été publié le texte Une seconde étape pour l’Encyclopédie, qui annonce le (re)positionnement de l’équipe de Jacques Dufresne, et ce par rapport à Wikipédia.

J’ai hésité à réagir, m’interrogeant sur la pertinence que j’écrive à propos de ces textes de L’Agora.  Je viens de me décider à livrer quelques impressions.  Je n’aborderai que quelques aspects – aussi, je vous invite à aller par ailleurs lire le (très intéressant et pertinent) texte de Delphine Ménard (aka notafish) : Perspectives mises en perspective.

Voici donc quelques impressions…

Je dois dire que dans l’ensemble, l’article de Marc Foglia et Chang Wa Huynh  a, me semble-t-il, le mérite de tenter d’embrasser le sujet de manière assez large.  Cela dit, la rhétorique employée n’est assurément pas neutre – quoiqu’il est vrai que la nouveauté du phénomène exige une part d’essai interprétatif.  Au-delà des effets rhétoriques, certaines assertions me semblent problématiques.

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Il faut tout d’abord noter qu’au niveau strictement factuel, il y a, comme l’écrit Florence Nibart-Devouard, « un petit paquet d’erreurs. »  Florence a mentionné ces erreurs dans ce courriel de la liste de diffusion.  Je vous invite fortement à en prendre connaissance.

Au niveau interprétatif, je dois dire que les références à des théories politiques me laissent perplexe.  Est-il véritablement éclairant de faire appel à des théories politiques afin de rendre compte du fonctionnement d’un projet s’intéressant à la présentation de connaissances et du savoir ?  N’est-ce pas là justement ce que l’on appelle la confusion des genres ?  Pour tout dire, je ne cacherai pas que m’est revenu à la mémoire cette expression d’André Breton : « L’intraitable manie qui consiste à ramener l’inconnu au connu […] »  Enfin, je ne sais pas, peut-être bien qu’il y a là un filon à suivre, mais je m’interroge tout de même sur la pertinence de la relation, qui demanderait à être explicitée – de même que je me préoccupe de la possible confusion des genres.

Dans leur article, Marc Foglia et Chang Wa Huynh postulent un lien entre le relativisme et l’horizon de neutralité de points de vue, recherché par Wikipédia.  Il faut ici savoir qu’il existe plusieurs types de relativisme.  Ce n’est pas de la même chose dont il est question si l’on parle de relativisme épistémologique ou de relativisme des valeurs.  À quel type de théorisation du relativisme est-ce que les auteurs de l’article font référence ?  Selon eux, il s’agit simplement de l’idée selon laquelle « chacun a raison de son point de vue. »  Pour éviter les ambiguïtés de la polysémie du relativisme, c’est ce que, personnellement, j’ai ailleurs désigné en employant les appellations de « relativisme mou » et de « relativisme paresseux ».  Enfin, cela dit on comprendra sûrement que ce type de relativisme, selon lequel « chacun a raison de son point de vue », a habituellement une résonance péjorative dans le monde intellectuel.

Dans leur article, Marc Foglia et Chang Wa Huynh passent rapidement sur les raisons justifiant l’association entre l’horizon de neutralité à l’égard des points de vue (qui est recherchée sur Wikipédia) et le relativisme, comme si cette association allait de soi.  Dommage.  Je ne suis pas certain de bien comprendre cette association.

Dans l’une de ses célèbres conférence intitulée Rationality and Realism, What is at Stake ? (trad. française : Rationalité et réalisme : qu’est-ce qui est en jeu ?), John R. Searle mentionnait que :

« […] traditionnellement, l’engagement  envers l’objectivité et la vérité était supposé rendre un étudiant capable d’enseigner dans un domaine, quelles que soient ses attitudes morales envers ce domaine. Vous n’aviez pas besoin, par exemple, d’être platonicien pour effectuer un bon travail d’enseignement sur Platon, ou marxiste pour faire un bon cours sur Marx. » (source)

Il y a là, en quelque sorte, une neutralité axiologique qui est postulée comme idéal.  Je ne prétends pas ici qu’une parfaite neutralité soit possible, ni que le découpage propre à une présentation soit sans incidence, mais simplement que cette neutralité puisse apparaître comme idéal.  Est-il exclu de croire que l’horizon de neutralité à l’égard des points de vue, qui constitue le premier principe de Wikipédia, puisse être de cet ordre ?  Qui a parlé de relativisme ?  Lorsque je regarde la manière concrète dont ce premier principe a pris forme jusqu’à maintenant à l’intérieur d’articles « stables », il me semble possible qu’il puisse s’agir de ce type d’idéal.  Cela dit tout en reconnaissant que mon idée n’est pas encore arrêtée à ce sujet – et ce, même après 2 ans d’une « observation » qui, me semble-t-il, ne peut pas être taxée de « pensée de survol » (ma première contribution à Wikipédia a été faite en mai 2004).  En revanche, il me semble certain que de tenter de comprendre le principe de respect de neutralité à l’égard des points de vue au travers du type d’idéal de neutralité telle qu’elle peut transparaître dans la citation précédente sur l’enseignement, ou encore de tenter de la comprendre au travers du relativisme, ça n’a pas les mêmes implications – de même que ça n’a pas les mêmes connotations, ni la même valeur intellectuelle.

En ce qui a trait à l’ouverture participative, mentionnons simplement que l’article de Johann Dréo (aka NoJhan), intitulé Wikipédia, l’encyclopédie asymptotique, apportait des nuances utiles qui ne semblent malheureusement pas avoir été prises en considération.

Enfin, j’estime important de rappeler qu’il est faux de dire que les articles de Wikipédia « n’engagent pas la responsabilité de leurs auteurs ».  Tout comme Delphine, j’ajouterais même que c’est irresponsable de prétendre une telle chose.  Il est en contrepartie vrai que Wikipédia aura à apprendre de plus en plus à gérer les tentatives de manipulation et d’autopromotion (outre ce qui est allégué au sujet de Wal-Mart, il peut être aidant de relire la controverse au sujet de l’action de certains candidats au Congrès américain sur des articles de Wikipédia).

La « seconde vie » de l’Encyclopédie de L’Agora et son rapport à Wikipédia

Concernant la seconde étape pour L’Encyclopédie de L’Agora, je dois dire que je ne suis pas surpris par l’appel aux collaborateurs qui est fait.  Lorsque j’ai rencontré Jacques Dufresne le 2 novembre 2005, celui-ci m’avait mentionné que cette ouverture faisait partie de leurs projets, en même temps qu’il m’avait demandé si j’accepterais des droits d’éditeur sur l’Encyclopédie de L’Agora (une offre que j’ai déclinée).  Simplement pour éviter des erreurs d’interprétation, je précise ici qu’à aucun moment Marc Foglia et Chang Wa Huynh n’ont tenté de communiquer avec moi pour obtenir des clarifications.

Wikipédia et L’Agora se différentient notamment en ce que chez l’une il y a comme ligne directrice une neutralité à l’égard des points de vue assortie d’un renoncement à présenter des points de vue qui ne sont pas déjà étayés par d’autres sources notables, alors que chez l’autre il y a une charte où la ligne éditoriale est plus proche de l’essai, dans une perspective humaniste.

Un exemple, simplement afin d’éclairer ce que je veux dire en stipulant que la ligne éditoriale de L’Agora me semble s’approcher de l’essai (au sens littéraire du terme).  L’article de l’Encyclopédie de L’Agora sur la philosophie donne pour critère « la purification dans la vie personnelle », ce qui me semble exclure d’emblée une partie non négligeable de la philosophie au xxe siècle.  Je vois difficilement, du moins à première vue, comment on peut rattacher l’idée de « purification » (avec toutes les connotations que revêt ce terme) à des philosophes comme Merleau-Ponty, Husserl, Schütz, Searle, Rawls, Habermas, ou encore en ce qui concerne la philosophie analytique, par exemple.  Une autre manière de procéder serait d’exposer brièvement les formes majeures qu’a revêtues la philosophie au travers des époques et des courants.  Mais on devinera peut-être que cette autre approche serait alors plus proche de ce que l’on pourrait appeler une neutralité à l’égard des points de vue.  Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que, pour garder cet exemple, ce type de présentation serait mieux à même de satisfaire des collaborateurs provenant de diverses perspectives philosophiques (telles que la perspective des humanistes, ou encore la perspective des épistémologues, par exemple).  C’est peut-être là l’une des raisons pouvant expliquer pourquoi le positionnement de la seconde étape de L’Agora semble autant se faire par comparaison avec Wikipédia.  Enfin, je dis bien peut-être.

Quoi qu’il en soit, tout comme Clément Laberge (voir le premier commentaire au billet de Mario Asselin), je suis quelque peu surpris que dans ces textes de L’Agora, il n’y ait pas davantage d’approfondissements de « la question des interrelations possibles entre ces deux perspectives (hiérarchique et hétérarchique) ».  Cela dit, j’espère qu’on ne m’en voudra pas de livrer ce souvenir de ma rencontre avec Jacques Dufresne : en se serrant la main, après la rencontre, je me souviens que celui-ci a laissé tomber qu’il serait « maintenant moins amer lorsqu’il irait sur Wikipédia ».  Ce n’était peut-être qu’une manière de parler, mais l’emploi du mot « amer » m’a marqué.

Je persiste pour ma part à croire en la complémentarité de ces types de perspectives, plutôt que d’y voir de la compétition.

Et en conclusion ?

En conclusion ?  Je serais tenté de renvoyer à la conclusion formulée par Delphine