Le 31 décembre 2004, Larry Sanger a publié un article intitulé « Why Wikipedia Must Jettison Its Anti-Elitism, faisant suite à son texte (du 10 décembre 2004) intitulé « A Personal Statement about Wikipedia’s Reliability», où il indique notamment les raisons pour lesquelles il souhaite s’exprimer sur le sujet. Larry Sanger – qui, rappelons-le, a participé à la fondation de Wikipédia (avec Jimmy Wales), mais c’est officiellement retiré du projet le 1er mars 2002 – a le mérite, dans son article du 31 décembre 2004, de synthétiser certaines objections courantes à Wikipédia, bien que les problématiques évoquées sont, en fait, déjà connues et discutées par les collaborateurs de Wikipédia.

Selon Larry Sanger, Wikipédia serait confrontée à deux problèmes :
* « Lack of public perception of credibility, particularly in areas of detail. »
* « The dominance of difficult people, trolls, and their enablers. »

Ces deux problèmes ont, selon lui, une cause commune : « anti-elitism, or lack of respect for expertise. » En somme, selon Sanger, le fait que n’importe qui puisse contribuer à Wikipédia nuit à son image indépendamment des qualités effectives de ses contenus, et, de plus, fait en sorte que n’importe quel quidam puisse interférer dans l’élaboration d’un article. Ces deux problématiques découleraient, toujours selon Sanger, du refus d’instaurer une politique officielle de respect et de déférence à l’égard des experts (une politique qu’il avait par le passé tenté d’instaurer, sans succès), d’où son assertion selon laquelle Wikipédia serait «anti-élitiste» (lire : anti-élite).

Élite et mérite

À la base, Wikipédia constitue une reconnaissance du fait que l’on peut acquérir des connaissances non seulement à l’école, au collège ou à l’université, mais aussi de manière autodidacte, en visitant un musée, en faisant un voyage… et dans bien d’autres circonstances, puisqu’en fait il y a tout simplement de multiples façons d’apprendre et de multiples contextes d’apprentissage. Remarquons qu’il s’agit là d’une idée aussi partagée non seulement par divers milieux afférents à l’éducation, mais qui est aussi présente dans certaines tendances urbanistiques visant une meilleure intégration des institutions universitaires à l’environnement urbain (contrastant avec une époque où elles se situaient bien souvent en retrait des villes), ainsi que présente (d’une manière fructueuse) au sein du concept de cité éducative, à titre d’exemples.

Cette reconnaissance par Wikipédia de la diversité des contextes d’apprentissage est conséquente avec une large ouverture face aux thématiques susceptibles d’être traitées par une encyclopédie, tel que réitéré par exemple lors d’une discussion ayant eu lieu en décembre 2004 sur fr.wikipédia.org, ce qui a pour bénéfice d’engendrer des possibilités d’interconnexions très riches entre les articles. Cela dit, il est cependant raisonnable de convenir que la multiplicité des contextes d’apprentissage et de la diversité des appréhensions des connaissances n’abolit pas toutes disparités des acquis cognitifs et qu’il peut subsister un décalage entre savoir quelque chose et croire que l’on sait quelque chose.

Lorsque survient un différend important sur un sujet, il devrait y avoir, selon Sanger, primauté d’une déférence envers l’avis d’un expert. On peut ici se demander de quel expert il s’agit, et de quel horizon il provient. Selon le mode de fonctionnement actuel de Wikipédia, ce n’est pas tant l’attestation préalable d’une connaissance d’un sujet qui a du poids, mais plutôt la qualité des contributions en elles-mêmes, indépendamment de la manière dont les connaissances ont été acquises. La procédure est celle de la délibération, ce qui, il est vrai, a le désavantage de quelquefois s’avérer long et de nécessiter une bonne part de patience, mais ceci, en revanche, a le mérite de se nourrir de la diversité des horizons, ne serait-ce que pour améliorer la vulgarisation d’un sujet. Dans cette mesure, il est fort possible que Wikipédia ne soit pas élitiste, mais qu’elle soit néanmoins basée sur le mérite, puisque la discussion et la délibération se doivent de prendre appui sur la rationalité des arguments et la capacité à fournir des références – ce qu’un spécialiste d’un domaine est en mesure de faire.

Dans certains cas, le processus de discussion peut aussi, par les sédiments qu’il laisse, fournir des ancrages permettant ultérieurement une réappropriation de la délibération. Pour ainsi dire, l’accent doit être mis sur la capacité à transmettre des connaissances dans un domaine et à le rendre intelligible, dans une perspective qui n’est finalement pas étrangère à une préoccupation pédagogique visant à ce que non seulement un individu puisse apprendre, mais aussi qu’il puisse apprendre à apprendre. Dans cette mesure, on peut, me semble-t-il, se demander si le clivage élite/anti-élite évoqué par Sanger n’est pas un faux problème. De même, recourir à une politique officielle de respect et de déférence des experts en vue de contrer les problématiques liées aux contributeurs problématiques n’est peut-être pas la solution la plus appropriée. Une telle avenue risquerait de faire perdre la richesse évoquée ci-dessus, en plus d’amoindrir considérablement la potentielle contribution à une conscientisation face à la transversalité.

La problématique est néanmoins digne d’intérêt et il sera sans doute intéressant de voir les solutions plus fines qui se développeront au fil du temps afin d’y remédier. Il y a cependant deux fonctionnalités de MediaWiki qui ont une utilité certaine en de telles circonstances et qu’il importe de s’approprier : 1) une fonctionnalité permettant de voir aisément l’ensemble des contributions d’un compte utilisateur ; et 2) une fonctionnalité répertoriant les pages liées aux comptes utilisateurs, ainsi qu’aux pages encyclopédiques. Ces deux fonctionnalités, en plus des autres historiques, rendent notamment possible l’examen de la teneur des contributions d’un compte utilisateur et l’établissement de recoupements, tout en permettant d’avoir accès à un ensemble de sédiments inhérents à l’historicité de Wikipédia. Évidemment, ces fonctionnalités ne sont pas des solutions en elles-mêmes aux problématiques soulevées, mais elles constituent néanmoins des outils facilitants la compréhension des débats et pouvant faciliter la médiation lorsqu’allié à des savoir-faires et des savoir-êtres – ceux-ci constituant sans doute de meilleurs éléments pour une ambiance sereine (et pour le wikilove escompt&e
acute;), qu’une politique officielle de déférence aux élites.

Cela dit, sans donner un statut particulier « d’autorité » à certains collaborateurs plutôt qu’à d’autres, Wikipédia pourrait-elle avoir un système d’évaluation de ses articles ? Larry Sanger évoque la possibilité d’un fork (hypothétique), qui pourrait par exemple être opéré par des universitaires (et peut-être a-t-il une idée en ce sens?), mais ceci aurait le désavantage d’amoindrir, entre autres, les possibilités qu’offre le développement international et multilingue actuel. Sans nul doute, cependant, que Wikimedia pourrait coordonner elle-même la juxtaposition d’un système d’évaluation à la version qui est en constant développement. D’ailleurs, il faut noter qu’un système de validation/évaluation des articles est actuellement en cours d’essais et de discussion…

Prochain billet : les questions de fiabilité et de validation de Wikipédia, ainsi qu’une recension des études afférentes.

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Mise à jour 20 décembre 2005 : Lire aussi ce texte de David Monniaux : « Wikipedia n’est pas USENET » ; et au sujet de l’outil d’évaluation/appréciation des articles, voir (entre autres) ce message de Magnus Manske.